Quand Montesquieu nous parlait de corruption des gouvernants…

Voilà voilà… Magnifique.

Article en réaction à : http://www.sudouest.fr/2018/01/08/moralisation-de-la-vie-publique-et-si-montesquieu-avait-tout-juste-4092387-10275.php

Un peu long, un peu intello, mais franchement, ça vaut le coup d’être lu. L’idée de RamDam 64-40 est toute entière contenue là-dedans, et honnêtement, dans les P-A et les Landes, il y a de quoi faire !

Nous sommes persuadés d’être dans le vent de l’histoire et d’une très forte demande citoyenne. Que les maires les mieux élus de 2020 seront ceux qui diront: « Les magouilles, les relations incestueuses entre argent et politique, on arrête tout! » ET QUI LE FERONT!…

Dès après la présidentielle était votée, comme l’avait promis E. Macron, une loi de « moralisation de la vie publique ».
Insuffisantes, ses mesures marquaient néanmoins une avancée…
Un bon article de Sud-ouest propose l’analyse brillante de la corruption des gouvernants par
Céline Spector rappelant « L’esprit des lois » de Montesquieu.
C’est tout le combat que s’assigne RamDam 64-40 au plan local!…

CITATION:
Il y a 270 ans, Montesquieu publiait « L’Esprit des lois ». Dans son chapitre sur la moralisation de la vie publique, il estime que la démocratie repose sur l’obligation morale de vertu et que l’intérêt public prime sur l’intérêt personnel des gouvernants. Céline Spector analyse la modernité des propos du philosophe.
La corruption n’est pas seulement le fléau des pays en voie de développement qui n’auraient pas encore procédé à leur « aggiornamento » démocratique ; elle subvertit les mécanismes démocratiques eux-mêmes en faussant certaines procédures, en contournant ou en défiant le droit. Parfois associée au clientélisme voire au népotisme, la corruption est une forme d’abus de pouvoir. L’ONG Transparency International la définit comme « abus de pouvoir reçu en délégation à des fins privées ». Active ou passive, elle est conçue comme une méthode illégale employée afin d’accéder à des ressources rares ou indivisibles (richesses, honneurs, pouvoirs), d’accélérer une procédure menant à un bénéfice, de ralentir ou d’abolir une procédure à visée coercitive. Plus encore, la corruption a un coût, qui n’est pas réservé aux pays notoirement corrompus. La liste noire invoquée par ses détracteurs est longue : quelles que soient ses formes, la corruption accroît le coût des biens et services, favorise les investissements improductifs, conduit à un déclin de la qualité des services publics, ralentit le développement économique et social, détourne les richesses nationales au profit d’une oligarchie, promeut des élites incompétentes, encourage des pratiques discriminatoires, cultive l’arbitraire, porte atteinte aux droits de l’homme. Les scandales politico-financiers suscitent la défiance et la désillusion, la « haine de la démocratie ». Là où le ministre chargé de lutter contre la fraude fiscale devient lui-même fraudeur, la croyance en la parole politique, déjà très fragile, s’effondre pour laisser place au cynisme, ou au contraire à l’espoir d’un renversement des élites.
Aussi peut-on être tenté de considérer la corruption comme un phénomène associé à l’émergence de sociétés individualistes : ne traduit-elle pas la décadence des nations rivées aux jouissances matérielles, où, comme le suggérait Tocqueville, l’égalisation des conditions affaiblit les passions politiques ? De ce fait, la corruption n’est-elle pas la « nouvelle physionomie de la servitude » dans les sociétés libérales ?

La corruption comme altération
Montesquieu fournit certaines ressources théoriques pour répondre à ces questions. « L’Esprit des lois » fait de la corruption un concept majeur de la politique conçue comme art de gouverner : le politique doit d’abord être pensé dans l’horizon de la corruption.

Cette réflexion n’est certes pas nouvelle : elle accompagne l’émergence de la philosophie politique. Mais Montesquieu ne réitère pas la pensée classique, platonicienne ou aristotélicienne, de la dégradation des régimes. Irréductible à la dissolution, à la décomposition et à la destruction, la corruption n’est pas toujours un processus mortifère : seule la corruption qui mène au despotisme, régime en lui-même corrompu, constitue un véritable danger. Comme l’avait pressenti Leo Strauss, la politique moderne dont Montesquieu marque un jalon décisif vise d’abord, en ce sens, à « fuir le mal ».

Dans « L’Esprit des lois », la corruption atteint d’abord les « principes » ou passions dominantes des gouvernants et des gouvernés, qui varient en fonction de la « nature » institutionnelle des régimes. La corruption commence toujours par les principes, c’est-à-dire par les passions (vertu pour la démocratie, modération pour l’aristocratie, honneur pour la monarchie, crainte pour le despotisme).

Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises

Montesquieu conçoit ainsi la dynamique du politique : « Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, et se tournent contre l’État ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes ; la force du principe entraîne tout » (VIII, 11). La corruption affecte les États ou les sociétés au même titre que les individus, dotés de leur « esprit », de leurs croyances et de leurs affects, de leurs manières de penser, de sentir et d’agir. Or, loin d’être attribuée à une perversion intrinsèque de la volonté, la corruption politique peut être due, selon Montesquieu, à une simple variation de l’étendue du territoire. Que la taille de l’État augmente, et la passion pour le bien public s’altère. La démocratie, alors, n’est plus que son ombre : « Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations ; il est subordonné à des exceptions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés » (VIII, 16).
Dans le sillage de Machiavel, Montesquieu propose ainsi une analyse politique, et non morale, de la corruption. Loin de tout essentialisme, il ne reconduit jamais la corruption à une définition univoque ou à une explication monolithique. Chaque gouvernement risque une altération propre : la corruption de l’honneur, qui conduit au despotisme, n’est pas celle de la vertu.

La corruption démocratique
Dans « L’Esprit des lois », la démocratie offre un exemple de dysfonctionnement des rapports entre institutions et formes de subjectivation, « nature » et « principe ». Le risque de corruption est double, car la vertu civique peut se perdre par excès ou par défaut. La vertu se perd d’abord par défaut d’égalité, lorsque le luxe se diffuse et pervertit les mœurs : « À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent » (VII, 2). La corruption intervient lorsque l’éducation ne suffit plus à contrer les tendances égoïstes, et à réorienter les passions sociales (cupidité, ambition) de l’intérêt particulier vers l’intérêt public. À l’inverse, la vertu se perd par excès ou « esprit d’égalité extrême » lorsque les hommes en viennent à refuser toute hiérarchie et toute subordination : « chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander » (VIII, 2).

Chargés du « dépôt des mœurs », les censeurs avaient pour mission de rétablir dans la république tout ce qui a été corrompu

Selon Montesquieu, le non-respect du droit est le plus sûr symptôme de cette corruption de la démocratie : « lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu » (III, 3). Là où le peuple en corps exerce la souveraine puissance, la vertu civique entendue comme amour des lois et de la patrie, amour de l’égalité et de la frugalité, est requise. À cet égard, la démocratie ne peut se conserver par la seule force de lois égalitaires (lois agraires qui divisent les terres, lois somptuaires qui répriment le luxe, lois de succession qui assurent le partage des richesses). Afin de lutter contre la corruption, il faut à la démocratie des institutions chargées du contrôle des mœurs. Ce n’est que là où les citoyens se surveillent constamment, que les institutions démocratiques, qualifiées d’« extraordinaires » – comme à Sparte, en Crète ou à Rome – peuvent exister (IV, 6–7). L’institution romaine de la censure est donnée en exemple : chargés du « dépôt des mœurs », les censeurs avaient pour mission de rétablir dans la république « tout ce qui a été corrompu », de noter la « tiédeur », de juger des négligences et de corriger les fautes, comme les lois punissent les crimes. L’Esprit des lois en conclut à la nécessité de ramener périodiquement la république à ses principes, c’est-à-dire de restaurer les coutumes anciennes qui pérennisent la vertu.

L’ordre sans vertu
L’analyse fine de la corruption révèle un risque majeur pour la démocratie. Les démocraties de Montesquieu ne sont certes pas les nôtres : leur forme privilégiée est la cité antique (Athènes, Sparte, Rome). Lorsque le philosophe se réfère aux États modernes, il évoque les républiques italiennes, hollandaise ou suisses, mais consacre davantage d’attention aux monarchies ou à cette « république cachée sous la forme de la monarchie » qu’est le régime parlementaire anglais. Pour autant, la réflexion que « L’Esprit des lois » consacre à la république n’exclut pas une transposition moderne : après 1776, les Constituants américains tenteront précisément de mettre à jour ces principes dans le cadre d’un État fédéral où règne l’équilibre des pouvoirs.

Pour Montesquieu, la modernité est le temps de l’essor des passions et des intérêts. L’amour de la patrie opérait un transfert des passions sociales particulières (cupidité, ambition) vers une passion unique – celle du général et de la règle – au point d’apparenter la démocratie à un monastère. Or les modernes ne veulent plus de ce camp fortifié ou de cet austère couvent : les motivations dominantes sont désormais l’ambition, le désir de profit, de gloire et de réputation. Cette vision (partagée par Hume et Benjamin Constant) suppose de renoncer à la discipline vertueuse prônée par les républicains. Vices privés, vertus publiques : la critique classique de la corruption introduite par le luxe ne vaut pas pour les grands Etats modernes. Contre tout moralisme, Montesquieu récuse la prétention à importer les instruments de contrôle social qui prévalaient dans la cité antique. La société civile prospère désormais non grâce à la moralité de ses sujets, mais grâce au déploiement non entravé des passions et des intérêts. A cet égard, Montesquieu ne s’inscrit plus dans un cadre téléologique où la vertu est la fin naturelle de l’homme, la destination la plus conforme à son essence. « L’Esprit des lois » abandonne cette optique perfectionniste : la politique n’a plus pour fin de conduire à l’excellence. Telle est la leçon à retenir au moment où nous tentons, souvent en vain, de « moraliser la vie publique ». S’il ne faut pas renoncer à lutter contre la corruption sous toutes ses formes, il serait illusoire d’importer ingénument des méthodes qui exigent des individus engagés dans la vie publique la rigueur austère du citoyen antique.

(1) Cet article est une version abrégée de « Montesquieu ou les infortunes de la vertu », Esprit, numéro sur « La corruption, maladie de la démocratie », n°402, Février 2014, p. 31–44.
(2) Voir J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005 ; et la réponse de M. Revault d’Allones, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010.
(3) Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), désormais EL, R. Derathé éd. (à partir de l’édition de 1757), Paris, Garnier, 1973 (rééd. Paris, Classiques Garnier, 2011, rééd. D. de Casabianca), livre VIII.
(4) Voir L. Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, P.U.F., 1959 ; C. Spector, Montesquieu. Liberté, droit et histoire, Paris, Michalon, 2010.
(5) Sur cette transposition, voir A. Amiel, « La figure de Montesquieu dans le débat constitutionnel américain », Revue de Métaphysique et de Morale, numéro spécial « Montesquieu », D. de Casabianca (dir.), 2013 (1), p. 47–63.
(6) Voir P. Manent, La Cité de l’homme (1995), Paris, Champs Flammarion, 1997, chap. 1–2.

L’auteure
Professeure à l’UFR de Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne, Céline Spector est membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses travaux sont consacrés à la philosophie politique moderne et contemporaine, et à l’histoire de la philosophie du XVIIIe siècle à nos jours.

Sud Ouest

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